Histoire de la protection sociale en France

Des prémices de protection sociale avant la Révolution française

Le besoin de se protéger du risque est ancien. Cette protection était autrefois confiée à la charité et à la solidarité familiale. Avoir beaucoup d’enfants était la meilleure garantie pour ses vieux jours. Les organisations religieuses ont maillé le territoire européen d’hospices et d’hôpitaux avec l’aide des nobles et des propriétaires terriens. Les artisans nourrissaient et logeaient leurs serviteurs, les vieux travailleurs et leurs ouvriers. L’État monarchique créa sous Saint-Louis, l’hôpital des quinze-vingt et, sous Louis IV les Invalides. Jusqu’à la Révolution française, la gestion du risque social était aléatoire et de faible qualité. La réponse était de nature charitable et d’assistance, sauf dans les corporations ou la notion de solidarité apparaissait.

Le début d’une réponse cohérente est mis en place en Angleterre avec une série de lois successives, dont celle de 1601 en vigueur jusqu’en 1834, attribuant aux pauvres une certaine protection. La loi de 1601 confère un droit à l’assistance à tous les membres d’une paroisse. La paroisse a l’obligation d’assister en argent si c’est un enfant ou un invalide et en travail si c’est indigent valide. Ce droit est confié aux notables et à l’église. Ces lois permettaient d’entretenir les pauvres et d’intégrer « les déviants » dans le monde du travail. La mendicité était réprimée et le refus d’exécuter le travail relevait de la prison.

Ces lois d’assistance des pauvres étaient très controversées. Marx qualifiait ses lois de sanguinaire, dotées d’un caractère répressif car elles forçaient les pauvres à travailler pour la bourgeoisie et dégradaient les conditions de travail. La pensée libérale du XIXème siècle (Adam Smith, Ricardo, Malthus) leur reprochait de multiplier le nombre de pauvres, en favorisant une natalité excessive, provoquant la baisse des salaires et le chômage. Les libéraux s’opposaient à toute aide systématique destinée à prendre en charge les risques sociaux.

La Révolution française institue un principe de protection sociale publique

La Révolution française, preuve de sa conception individualiste, condamnera les associations ouvrières, le corporatisme et la célèbre loi Le Chapelier de 1791. Cette dernière interdit la formation de tout groupement professionnel, de toute corporation afin de protéger la liberté d’entreprendre. Elle interdit le fait de pouvoir créer un syndicat et le droit de grève, ne reconnait pas les sociétés de secours mutuels, considérant que c’est aux pouvoirs publics de gérer ces risques sociaux en les qualifiant de « dettes sacrées ». Le principe de solidarité sociale est créé dans la déclaration des droits de l’homme de 1793.  Il ne sera appliqué qu’un siècle plus tard, en Allemagne avec le premier chancelier, Otto Von Bismarck, dans les années 1880.

En France, les libéraux opposent une forte résistance et n’admettent que des mesures restreintes de bienfaisance publique. La France a connu une phase d’assistance publique et de libre prévoyance, de 1830 à 1905, en pleine période d’industrialisation de notre pays. Les sociétés de secours mutuel, qui ont succédé aux corporations de l’Ancien Régime abolies en 1791, sont fondées sur la prévoyance collective volontaire et sont limitées à quelques activités et entreprises.

Les sociétés de secours mutuel structurent la protection sociale au cours du XIXème siècle

Les premières formes de protection sociale sont des créations ouvrières. Face à la prise de conscience des risques – maladies, accidents du travail, vieillesse -, les sociétés de secours mutuel vont naître. A la veille de la Révolution de 1830, ces sociétés se multiplient et constituent un point d’appui pour les actions de grève et de solidarité. Elles accompagnent le développement de la classe ouvrière et permettent d’échapper à l’aliénation de la charité pratiquée par l’Église et la bourgeoisie. Les progrès de la conscience sociale vont inciter au passage de la solidarité à la résistance et à la lutte.

La mutualité habitue les ouvriers à parler de leurs intérêts communs et à résister aux empiètements du capital. Cette résistance va ensuite s’organiser en chambre syndicale, en fédéralisme professionnel, interprofessionnel, puis en confédéralisme national et international.

Fin du 19ème et début du XXème siècle :  le parcours tumultueux de la législation sociale 

Les partisans du « radicalisme » républicain vont tenter de trouver une troisième voie entre le collectivisme et le libéralisme. C’est le début de l’ère du social, la justification de l’intervention de l’État du fait que la division du travail accroît la dépendance de chacun envers tous. Ce sera la reconnaissance de l’assurance comme technique de réparation des risques et moyens de solidarité.

La loi du 8 avril 1898, assurant la protection des salariés de l’industrie contre les accidents du travail, est la première loi visant à mutualiser les coûts liés à un risque. Elle oblige les employeurs à prendre en charge le risque lié aux accidents du travail en s’assurant. Le salarié bénéfice d’une protection et les dommages sont payés directement par l’employeur ou par des caisses. Ainsi, elle reconnaît la responsabilité sans faute de l’employeur qui peut s’assurer pour y faire face.

Les mutuelles, basées sur le volontariat et l’aide sociale concernent une proportion trop réduite de la population, ce qui va entraîner, au début du XXe siècle, des tentatives d’assurance obligatoire pour certains risques. On entre dans l’ère de l’assurance sociale.

La législation sur la protection sociale va être un long parcours chaotique à partir de la proposition de loi de Martin Nadaud de 1880 sur les accidents du travail (voté en 1898) ; les débats parlementaires seront d’une extrême intensité.

En matière d’assurance vieillesse, la loi du 5 avril 1910, dont l’application a été limitée, institue un régime d’assurance obligatoire pour les salariés du commerce et de l’industrie.

Les lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930 mettent en place une assurance pour les risques maladie, maternité, invalidité, vieillesse et décès pour les salariés titulaires d’un contrat de travail et la loi du 30 avril 1928 un régime spécial pour les agriculteurs. Ce sont les premières lois fortes sur l’assurance sociale.

La loi du 11 mars 1932 prévoit des allocations couvrant les charges familiales financées par des versements patronaux.

Ainsi, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, la France a instauré les textes d’un système de protection sociale complet, mais trop fragile pour une application large. Aux États-Unis, le président Franklin D. Roosevelt fait voter, le 14 août 1935, le Social Security Act qui est la première reconnaissance juridique du terme de « Sécurité sociale ».

De 1920 à 1940, les résultats obtenus par une minorité de travailleurs vont se diffuser à l’ensemble des salariés, voire de la population. La crise économique des années 30 met l’accent sur le risque de chômage. Les théories keynésiennes justifient les interventions de l’État et la distribution des revenus de remplacement. Les assurances sociales créées à cette époque deviennent obligatoires. En moyenne, un salarié sur deux en Europe dispose d’une assurance vieillesse & chômage en 1940. A la libération en France, les assurances sociales avaient sept millions de cotisants et un effectif de bénéficiaires deux fois supérieur (ayant droits et jeunes). Le financement est assuré par une cotisation de 8%, retenue à la source (4% pour les salariés et 4% pour les employeurs).

80% des frais médicaux sont pris en charge par le système et une indemnité journalière est versée en cas d’absence pour maladie (50% du salaire). Les retraites sont basées sur la capitalisation, ce qui présente l’inconvénient de reporter à un terme lointain la liquidation des pensions à taux plein, vers les années 60. On passera à la répartition en 1941. Parallèlement aux assurances sociales, le Patronat va mettre en place les allocations familiales au bénéfice des salariés en charge d’une famille. Les accidents du travail sont considérés comme un risque industriel et depuis 1898, les employeurs doivent assumés ce risque et payés une réparation forfaitaire ; ils peuvent s’assurer auprès de compagnies d’assurance qui vont prospérer. Cependant, les tracasseries administratives et difficultés pour avoir une reconnaissance de ces accidents entraînent un fort mécontentement des accidentés

A la sortie de la deuxième guerre mondiale, le système de protection social est donc incomplet, sans couverture chômage et présente de nombreuses lacunes (prestations santé insuffisantes, niveau faible des retraites). Les médecins, hostiles aux assurances sociales, rejettent les tarifs de responsabilité (qui servent de base au remboursement). Ils n’en font pas qu’une affaire de ressources mais aussi de statut social. Nombreux dans les assemblées parlementaires, ils effectueront des actions de lobbying pour ajuster la législation à leurs intérêts.

Le tournant de 1945 : création de la sécurité sociale

Les ordonnances du 4 et 19 octobre 1945 sont considérées comme les actes fondateurs de notre Sécurité sociale. Les fondateurs chercheront à atteindre un triple objectif :

  • Unité des institutions et universalité des risques : régime unique et caisses à compétence générale ;
  • Généralisation progressive à l’ensemble de la population et financée par une double cotisation ;
  • Renforcer la démocratie : organismes de droit privé avec autonomie de gestion et gérés par des Conseils d’administration composés de représentants de salariés et d’employeurs.

Le premier objectif ne sera jamais atteint et les deux autres seront réalisés progressivement dans le temps. Ces ordonnances assurent la création de notre système de Sécurité sociale ainsi que la refonte du système des assurances sociales des années 1930 et la reconnaissance du rôle complémentaire des mutuelles.

Une double inspiration étrangère

La fin des hostilités verra la mise en place d’une Sécurité sociale profondément remodelée et d’inspiration double : bismarckienne et beveridgienne.

Otto von Bismarck (1815-1898), alors chancelier allemand, a été l’instigateur dans son pays de la Sécurité sociale dans les années 1881-1889, avec la création d’un premier système complet d’assurance sociale. Celui-ci prévoit la création de caisses d’assurance sociale dont le fonctionnement est géré par les partenaires sociaux et non par l’État (comme le voulait à l’origine Bismarck, mais ce dernier a dû céder face à l’opposition du Parlement et des partis politiques). Ainsi, l’assurance accident du travail est contrôlée par les entreprises et l’assurance-maladie, par les ouvriers. En 1889, il crée la caisse d’assurance invalidité et retraite.

Le premier rapport en 1942 de l’économiste et homme politique anglais William Henry Beveridge (1879-1963) sur le welfare state (l’État providence) inspirera aussi les fondateurs de notre Sécurité sociale, dont Pierre Laroque. Beveridge préconise que chaque citoyen en âge de travailler paie des charges sociales en échange de quoi il reçoit des prestations en cas de maladie, de chômage et de retraite, et ce, afin de garantir à chacun un niveau de vie minimum en dessous duquel personne ne devrait tomber. Son deuxième rapport, en 1944, insistera sur le fait que la mise en place d’un système efficace de protection sociale nécessite le plein-emploi !

L’ordonnance du 4 octobre créé un régime général destiné à rassembler l’ensemble des actifs (salariés du secteur privé et public, exploitants agricoles, travailleurs indépendants). Elle permet aussi la subsistance de régimes préexistants particuliers de Sécurité sociale. Le réseau coordonné de caisses établies par cette ordonnance se substitue à de multiples organismes, mais ne fonde pas l’unité administrative.

L’ordonnance du 19 octobre concerne les risques maladie, invalidité, maternité, vieillesse et décès.

La loi du 22 mai 1946 généralise la Sécurité sociale à toute la population, à l’exception des travailleurs non-salariés non agricoles qui s’y opposeront. Le volet de cette loi sur le régime unique de sécurité sociale ne sera jamais appliqué.

La loi du 22 août 1946 étend les allocations familiales à presque toute la population et celle du 30 octobre 1946 intègre la réparation des accidents du travail à la Sécurité sociale. De même que le système assurantiel créé par Bismarck dans les années 1880 avait résulté d’une lutte politique acharnée entre le chancelier, le Parlement et les partis politiques, la Sécurité sociale française résulte au moins autant d’un dosage politique entre les forces en présence dans le Conseil national de la résistance (des communistes aux gaullistes) et des corporations de l’époque que d’une vision politique en matière sociale. Elle n’en a pas moins été une étape clé dans l’histoire sociale de notre pays.

Le préambule de la constitution de la IVe République du 27 octobre 1946 reconnaît le droit de tous « notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».

Les lois du 21 janvier 1961 et du 12 juillet 1966 mettent en place respectivement le régime autonome d’assurance maladie-maternité-invalidité obligatoire des exploitants agricoles et pour les non-salariés non agricoles (professions indépendantes).

Les ordonnances Jeanneney de 1967 assurent la séparation financière des risques dans 3 branches distinctes – santé, vieillesse, famille – grâce à la création de trois caisses nationales, la Caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), la Caisse nationale d’assurance vieillesse des travailleurs salariés (CNAVTS), et la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). La gestion de la trésorerie des trois branches étant confiée à l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (ACOSS).

La loi du 4 juillet 1975 généralise à toute la population active l’assurance vieillesse obligatoire.

La loi du 29 décembre 1990 crée la Contribution sociale généralisée (CSG) dont le prélèvement est assis sur tous les revenus du capital et du travail.

L’ordonnance du 24 janvier 1996 crée la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS) dont le produit est destiné à la caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) qui gère la gestion des déficits des régimes de Sécurité sociale.

La loi du 22 février 1996 réformant la constitution de la Ve République met à jour une nouvelle catégorie de loi, celle de financement de la Sécurité sociale (LFSS) afin d’associer la représentation nationale à la détermination de l’équilibre financier de la Sécurité sociale. La loi organique du 22 juillet 1996 en précisera le contenu : prévision des recettes, des objectifs de dépenses par branche et de l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (ONDAM).

Mise en place de la carte vitale en 1997.

La loi du 28 juillet 1999 instaure la couverture maladie universelle, soit la protection sur le seul critère de la résidence et la couverture complémentaire pour les plus démunis. Outre sa vocation sociale, cette loi marque un aboutissement du projet de 1945 en matière d’universalisation des prestations de la sécurité sociale.

2017 : A nouveau monde, nouveaux risques et nouveau modèle social (1)

Nouveau monde

Édifié et pensé pour la société industrielle, notre système de protection sociale subit de plein fouet l’évolution de l’environnement économique et sociale. Il n’est pas prévu pour faire face aux nouveaux risques sociaux tels que le chômage de longue durée, la pauvreté, les nouvelles structures familiales, les déséquilibres démographiques et les mutations du marché du travail.

Le vieillissement a des conséquences multiples. Il y a une remise en cause des classes d’âge et de l’approche générationnelle de la société industrielle. Basé sur un cycle à 3 temps formation-travail-retraite, autrement dit jeune-actif-retraité, le nouveau cycle de vie va étendre et segmenter ces trois temps. Le temps de la jeunesse démarre plus tôt (15 ans) et finit plus tard (30 ans). Les études durent plus longtemps et l’accès au premier emploi stable est plus tardif. Cette génération est marquée par la précarité et le chômage de masse. En matière de financement, il devient de plus en plus illusoire de le faire reposer principalement sur les actifs. Avec 27,5 millions de personnes, les actifs représentent 42 % de la population, cette proportion devrait être de l’ordre de 37 % en 2050 (le nombre d’actifs augmentant seulement de l’ordre d’un million au cours de la période).

La logique du modèle social de 1945 de faire peser l’essentiel de la protection sociale sur le travail avait un sens lorsque le nombre d’actifs était quatre fois plus élevé que celui des inactifs. De 1,8 cotisant aujourd’hui pour un retraité, nous serons 1,2 pour 1 à partir de 2050. Une des raisons du déséquilibre financier structurel de la sécurité sociale vient de cette évolution, qui a été insuffisamment compensée par la montée en puissance trop limitée de la contribution sociale généralisée (CSG), parmi les sources de financement. Le vieillissement de la population pose aussi la question de la gestion de l’augmentation du nombre de personnes dépendantes. En 2011, 1,2 million de personnes bénéficiaient de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), soit 20 % des plus de 75 ans. Même s’il est difficile d’anticiper les progrès de la médecine, à taux de prévalence constant, le nombre de personnes dépendantes doublera d’ici à 2050.

L’émergence de l’économie numérique bouleverse l’environnement de notre système de protection sociale. Ce dernier a été conçu dans un monde d’emplois salariés stables qui est révolu. Les emplois vont se diversifier, être discontinus et multiformes (durée, lieu, rémunération). La capacité comme le besoin de formation vont être démultipliés. Sur le plan économique, le numérique ne signifie pas la mort de l’industrie mais modifie en profondeur le modèle productif. La généralisation de l’informatique et de l’internet représente la troisième révolution industrielle mais aussi la troisième révolution de l’information après l’invention de l’écriture et celle de l’imprimerie. De la même façon que l’imprimerie, aux XVe et XVIe siècles, a fait passer le monde d’une époque à une autre, du Moyen Âge à la Renaissance, il y aura un avant et un après nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).

Nouveaux risques

L’apparition de nouveaux risques (comme la précarité), l’émergence de nouveaux maillons fragiles dans le cycle de vie (jeunes et seniors actifs), l’allongement de la durée des risques et la transformation du marché du travail obligent à repenser notre modèle social. L’allongement des risques principaux affecte radicalement la logique des systèmes sociaux. Protéger une personne face à un risque de quelques jours, semaines ou mois peut se réaliser sans l’impliquer activement dans la gestion de son risque. L’apport d’un revenu de substitution pendant l’interruption d’activité due à ce risque devient l’objectif principal, voir unique. Les risques courts autorisent la conception de systèmes massifiés, sans distinction des situations individuelles.

Dans un premier temps, la révolution numérique a généré une croissance en emplois qualifiés, et donc une progression des emplois des cadres. Dans un deuxième temps, elle devrait se traduire par une croissance basée aussi sur des emplois peu qualifiés, toujours appuyée par les innovations. Si internet produit des services gratuits ou peu coûteux, ce qui est favorable au pouvoir d’achat des consommateurs, il fabrique peu d’emplois. Les Facebook, Google ou Twitter représentent moins d’emplois qu’un seul fabricant automobile mondialisé.

En voulant conserver les mêmes règles de protection sociale en période de faible croissance que lors de la période de forte croissance, la France a obtenu le chômage et les inégalités sociales. Les pays d’Europe du Nord dans les années 1980, le Royaume-Uni dans les années 1990 et l’Allemagne dans les années 2000 ont tous fait le choix de mettre le travail au cœur de leur protection sociale (notion de workfare et non plus de welfare). Dans le workfare, la priorité est de mettre en activité toutes les personnes qui peuvent l’être, afin de soutenir l’activité économique et maîtriser les dépenses publiques. Cette réalité s’impose à la France. Elle est pourtant ignorée par un large spectre politique.

Lorsque nous évoquons supra les notions de transition démographique, sociale ou technologique, cela signifie que nous sommes actuellement entre deux mondes : entre une économie fordiste et une économie digitale, un pouvoir hiérarchique vertical et un pouvoir en réseau horizontal, un système politique centralisé fermé et un système politique décentralisé ouvert, un État opérateur, prescripteur et un État facilitateur et régulateur. Les grands bouleversements sont à venir, ce que nous avons vécu à ce jour ne sont que les prémices des futurs événements.

C’est dans ce nouveau monde que nous devons nous projeter pour imaginer les nouvelles fondations de notre protection sociale. Imaginer et installer de nouvelles institutions pour l’ère digitale est une tâche extraordinairement complexe. Ce nouveau contrat social est à construire sur les valeurs fondamentales qui ont fait l’histoire et la grandeur de la France : la liberté, la solidarité et l’égalité. C’est l’association de ces trois valeurs, en apparence conflictuelles, qui fait le modèle social français, la spécificité de notre protection sociale.

Nouveau modèle social

La nouvelle frontière du modèle social sera de garantir le droit de chacun à son développement personnel, à la mobilité sociale et à la liberté de ses choix de vie. Pour construire ce nouveau modèle social, nous avons défini cinq principes socles : universalité et solidarité, autonomie et liberté, engagement individuel, démocratie sociale et équité intergénérationnelle.

Au XXe siècle, l’État providence protégeait des statuts dans un modèle corporatiste, qui correspondait à un modèle économique industriel d’emplois stables et à une société aux risques sociaux de courte durée. Au XXIe siècle, le nouvel modèle doit protéger des personnes dotées de droits sociaux individuels garantissant à tous une autonomie économique et sociale dans une économie numérique et une société comprenant des risques sociaux longs. Cette autonomie pour tous est une condition pour garantir une justice adaptée à ce nouveau monde. La sortie du modèle corporatiste fait évoluer la notion de solidarité vers celle de justice sociale.

La meilleure sécurité (sociale) est celle qui maximise les chances pour une personne de construire son avenir, d’exploiter pleinement ses capacités de développement de soi. Le principe constitutionnel du « droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » évolue vers « un droit d’obtenir de la collectivité la capacité d’assurer son développement personnel selon ses choix et ses aspirations ». L’approche monolithique d’un État centralisé protégeant des statuts et des rentes de manière opaque devient une approche décentralisée d’un État social qui garantit des droits individuels de manière transparente et juste. Le nouveau modèle dépasse le principe d’allocations sociales, de salaire différé ou de remplacement de revenus pour aller vers celui de mobilité, d’autonomie économique et sociale.

D’une action en aval du risque (trop tardive) de l’ancien modèle, on évolue vers une gestion en amont du risque, en réalité tout au long du cycle de vie des individus. D’une logique de consommation de prestations par des individus passifs, on va vers une logique d’investissement social pour des individus actifs. D’une gestion centralisée et interventionniste de l’État social, on va vers une gestion décentralisée, un rôle de facilitateur et de régulateur de cet État.

Le nouveau modèle s’inscrit dans l’avènement d’une démocratie sociale renforcée, indispensable pour une adhésion de tous au nouveau modèle et facilitée par le caractère universel du nouveau modèle. Cette nouvelle gouvernance va renforcer le rôle de la sécurité sociale comme institution de notre protection sociale. L’idéal d’autonomie au cœur du nouveau paradigme restaure le rôle central d’une sécurité sociale réorganisée dans sa structure, son financement et sa gouvernance. Nous revenons à une conception politique de la sécurité sociale comme institution majeure de la démocratie et comme outil de solidarisation de la société. D’une sécurité sociale morcelée, nous évoluons vers une sécurité sociale universelle pour donner toute son ampleur à ce projet politique.

La faisabilité d’une telle réforme systémique de notre modèle social ne sera possible que si les Français partagent le diagnostic. C’est la première étape de la réforme. D’apparence simple, elle nécessite certes du courage mais surtout une bonne compréhension des transformations de notre société et de l’impasse du modèle actuel. La deuxième étape est la constitution d’une plateforme transpartisane de principes fondamentaux auxquels répondra le nouveau contrat social. La troisième étape est l’application de ce dernier sur les principaux risques sociaux.

 

Frédéric Bizard

 

(1) Le détail du nouveau modèle social est à découvrir dans le livre :

« Protection sociale : Pour un nouveau modèle », Dunod, Mars 2017

Disponible ici

 

Refondation de notre protection sociale, vidéo de l’Académie. Octobre 2017

Frédéric Bizard

Frédéric Bizard, est un économiste spécialiste des questions de protection sociale et de santé. Il est professeur d'économie affilié à l'ESCP Europe et enseigne aussi à Paris Dauphine. Il est Président fondateur de l'Institut Santé.

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