Comment vaincre la tragédie des horizons en santé ?

Paru dans Les Echos le 22 avril 2022

 

« Tragédie des horizons », l’expression a été utilisée pour la première fois en 2015 par le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Charney. Elle exprimait le paradoxe entre des acteurs de la gouvernance financière déterminés par des considérations de court terme (cycles d’affaires et mandats politiques et technocratiques) et des risques à long terme du changement climatique sur la finance.

De façon générale, c’est synonyme de l’incapacité des acteurs d’un secteur à se projeter sur le long terme alors que son avenir est déterminé par des actions de court terme. La santé est un de ces secteurs. L’état de santé de demain à l’échelle individuelle et collective dépend beaucoup des actions d’aujourd’hui. Les enjeux en santé de cette capacité à agir aujourd’hui pour demain sont multiples : stratégique, économique, social, médical, industriel (incluant la capacité d’innovation).

 

Myopie et somnambulisme règnent en santé

Reconnue quand on parle des risques environnementaux, la tragédie des horizons doit l’être en santé, d’abord à cause du lien étroit entre les deux domaines. L’environnement est un déterminant majeur de la santé humaine. La qualité des milieux (air, eau), les variations climatiques et les nuisance diverses (bruit, insalubrité) agissent directement sur l’état de santé.

L’organisation mondiale de la santé (OMS) estime que 23% des décès et 25% des pathologies chroniques dans le monde peuvent être attribués à des facteurs environnementaux. Le changement climatique exige de repenser le climat comme un facteur de bonne santé. L’insuffisance des plans d’actions actuels pour lutter contre le réchauffement climatique en 2050 est une myopie face à une menace sur la santé des populations qui vivront à cette période.

Outre l’environnement, on constate une forme de somnambulisme ces dernières décennies des politiques de santé face à la montée en puissance des pathologies chroniques dans beaucoup de pays développés, dont la France. Les coûts de ces pathologies pour l’assurance maladie étaient de 30% des dépenses dans les années 90 contre deux tiers aujourd’hui (soit plus de 100 milliards d’euros), et 80% avant les années 2030 si la politique ne change pas. Aux USA, c’est déjà 90% des 3,6 trillions USD de dépenses de santé.

Malgré ce coût exponentiel des pathologies chroniques, rien ne semble capable de faire changer le logiciel politique du tout curatif. Ni même une pandémie qui a tué des millions de personnes et dont les coûts sociaux sont loin d’être encore totalement estimés. Les pays riches ont vu la grande vulnérabilité de la santé de leur population du fait de cette épidémie de maladies chroniques, qui les fragilise face à ce risque pandémique qui pourrait être récurrent.

Le peu de débat politique existant en santé en France se concentre sur les problèmes d’accès aux soins en ville, à l’hôpital ou dans les Ehpad. Seule une politique efficace de maintien en bonne santé dès le plus jeune âge est à même de changer cette spirale infernale mais les politiques de tous bords préfèrent laisser croire qu’ils embaucheront toujours plus de soignants pour répondre à toujours plus de besoins de soins. Le 100% santé centré sur l’accès aux prothèses dentaires plutôt que sur la prévention dentaire nourrit cette tendance, alors que le programme des 1000 premiers jours de l’enfant va dans le sens du nouveau modèle à instaurer.

 

L’avenir c’est le passé en santé

Pourtant, comme pour le dérèglement climatique, les données de santé publique abondent dans le sens de l’importance de la santé globale (prévention + soins). 80% des déterminants de l’état de santé d’une population sont externes aux soins. La santé publique c’est de l’économie, du social, de l’environnemental, du comportemental, en plus d’être de la médecine. Il ne peut y avoir de recherche d’égalité, de justice sociale en santé si toutes ces dimensions ne sont pas appréhendées à leur juste niveau. Or, les politiques publiques hors du soins s’expriment sur le temps long pour réussir.

La pierre angulaire pour vaincre la tragédie des horizons est l’éducation à la santé dès le plus jeune âge et tout au long de la vie. Tout est affaire d’éducation dès que la responsabilité individuelle est en jeu. Incapable de voir loin, le système a instauré l’éducation thérapeutique pour les maladies chroniques en parallèle du soin mais est incapable d’implanter l’éducation à la bonne santé pour tous. Tout est dans l’urgence, une fois la tragédie en marche. C’est pourtant trop tard !

Cette vision court-termiste ampute toute la réflexion économique en santé. Incapable de prendre en compte les externalités (impacts des acteurs de santé sur des agents tiers sans contrepartie financière) des maladies et facteurs de risques, ni leurs coûts sociaux (120 milliards d’euros par an en France pour le tabac), les évaluations financières utilisées dans les décisions politiques sont un non-sens économique. L’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) est un dispositif comptable avec un horizon annuel qui fige le cloisonnement de l’offre et impose une gestion uniquement par le rationnement de l’offre. Le principal dispositif de pilotage du budget est économiquement fallacieux.

 

Pour un nouveau modèle surmontant la tragédie des horizons

Pour la surmonter, le nouveau paradigme doit reposer sur une politique efficace sur l’ensemble des déterminants de la santé (santé globale), dont l’éducation à la santé est la pierre angulaire, sur une gestion qui part des besoins (et non de l’offre) et sur une démocratisation de la santé.

L’Etat définit une stratégie de long terme à travers une loi d’orientation et de programmation sanitaire pluriannuelle qui garantit le débat démocratique et la vision de long terme. Il assure la régulation du système, évalue ses performances et délègue sa gestion opérationnelle à une organisation démocratique et décentralisée. La répartition des rôles entre les horizons doit être claire.

Le paradigme économique privilégie l’investissement de long terme dans le capital humain pour optimiser la bonne santé durable pour tous, et dans l’innovation technologique et thérapeutique pour maximiser le progrès en santé. La maitrise des dépenses se fait par l’amélioration de l’état de santé de la population et une réflexion économique en santé qui intègre les externalités (positives et négatives) pour sélectionner les meilleurs investissements.

Vaincre la tragédie des horizons exige enfin de définir les bons objectifs finaux et les bons indicateurs de performance d’un système de santé, probablement à l’échelle européenne. Ainsi, la qualité du système de santé en France est souvent restreinte aux critères sur l’accès et la qualité des soins.  Notre système se caractérise, dans l’indifférence générale, par de fortes inégalités sociales de santé (espérance de vie en bonne santé ou à la naissance), qui ont un coût économique et social très élevé. Même dans le débat sur la qualité du système, le court terme écrase le long terme.

Jean Jaurès, reprenant l’analyse d’Edgard Quinet dans « la révolution », estimait que la révolution était d’abord celle des consciences, celle des esprits. Il fallait d’abord changer l’ordre des représentations et des valeurs de la société avant de réformer les structures. Cette analyse s’applique à la refondation de la santé en France et en Europe.

Il faut donc un changement du logiciel de pensée pour vaincre la tragédie des horizons en santé et construire un nouveau système de santé qui constituera un vrai progrès pour l’humanité !

 

Paru dans Les Echos le 22 avril 2022

Frédéric Bizard

Frédéric Bizard, est un économiste spécialiste des questions de protection sociale et de santé. Il est professeur d'économie affilié à l'ESCP Europe et enseigne aussi à Paris Dauphine. Il est Président fondateur de l'Institut Santé.

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