Reste à charge zéro en santé: le conte de fée n’aura pas lieu !

Voir l’Interview de Frédéric Bizard dans JIM de mars 2019 sur lé réforme du reste à charge zéro ici

Face à la sensibilité du sujet, comme le démontre le retrait de la vidéo le soir même de l’émission de BFM Story du 23 novembre 2018 à laquelle je participais avec le député Aurélien Taché (1), cet article sera volontairement publié exclusivement sur ce blog. Si la vidéo a été retirée du site de BFM, elle a été retrouvée sur Dailymotion (2).

Dans une tribune parue dans le Monde en juin dernier (3), j’expliquais pourquoi la politique du reste à charge zéro (RAC0) du gouvernement était contre-productive pour l’accès aux soins et in fine très favorable aux opérateurs d’assurance privés (OAP).

Une enquête (4) auprès de 100 000 assurés vient de révéler que la promesse électorale du reste à charge zéro (RAC 0) va se traduire par une explosion des primes d’assurance des complémentaires santé, en particulier pour les retraités. Une autre conséquence est que cette politique du zéro reste à charge éloigne inéluctablement une partie de la population de l’accès à des soins de qualité, donc en opposition avec les fondamentaux du modèle français.

Un effet d’aubaine pour les assureurs privés de santé

Les assureurs privés ont fait leur compte, le surcoût de la mesure gouvernementale du reste à charge zéro en optique, dentaire et audioprothèse leur imposerait une hausse moyenne des primes de l’ordre de 6,8%, soit une hausse équivalente à 2,5 milliards euros de 2019 à 2021 (4). Les estimations du gouvernement étaient autour de 250 millions par an, les assureurs estiment le surcoût à plus de 800 millions par an, soit plus de trois fois la prévision gouvernementale.

Cet écart s’explique à plusieurs titres. La mesure gouvernementale va engendrer une hausse de la consommation des prestations incluses dans les paniers à RAC0 pour de bonnes et pour de mauvaises raisons. Une partie de cette hausse sera liée à des personnes qui renonçaient à l’offre de soins et ne devraient en théorie plus renoncer avec cette mesure, une partie sera liée à la gratuité qui entrainera une surconsommation de prestations sans justification médicale (renouvellement de lunettes par exemple), une autre à la faible qualité des soins du panier RAC0 qui seront peu durables (certaines prothèses dentaires par exemple).

La réalité est que l’évaluation précise de l’impact de l’instauration des paniers RAC0 est mission impossible, ce qui représente un effet d’aubaine que les organismes d’assurance privés (OAP) ne vont pas manquer de saisir pour maximiser leur marge bénéficiaire. Nul ne sachant précisément l’impact de la mesure gouvernementale sur la hausse des remboursements, il est de bon augure de maximiser les prévisions pour les assureurs et d’en tenir responsable les Pouvoirs Publics auprès des assurés.

L’enquête Santiane illustre en tout cas le risque d’un choc inflationniste réel sur les primes de complémentaire santé. La hausse de 6,8% sur 3 ans ne concerne que l’impact du RAC0, auquel il faut ajouter une hausse annuelle de 2,5% qui est l’indice de base systématiquement appliqué, sans mesures nouvelles sur le marché. Plutôt que d’intégrer des gains de productivité – rappelons que les frais de gestion représentent 20% des cotisations soit 7,5 milliards d’euros en 2017 – pour absorber d’éventuelles hausses de remboursements, les OAP font porter cette hausse sur les assurés. Il est intéressant de constater que la part de remboursement des soins par les OAP a baissé de 13,7% à 13,2% de 2013 à 2017, alors que les cotisations ont augmenté de 12%.

Selon l’étude Santiane, nous serions ainsi sur une hausse totale de 14,3% sur 3 ans, soit plus de 5 milliards de hausse des cotisations. Cette augmentation de prélèvements devenus quasi obligatoires sera supportée majoritairement par les retraités, dont la hausse des primes sera de l’ordre de 17% (dont 9,5% pour le RAC0) sur les 3 ans. Pour un couple de retraités dont la prime d’assurance est classiquement autour de 2000 euros par an, la hausse totale annuelle sera de 340 euros.

Le gouvernement parie sur la bonne volonté des assureurs privés

La position du gouvernement est difficile à comprendre tant elle est éloignée des réalités économiques et des rapports de force existants.
M. Taché comme la Ministre de la Santé et d’autres parlementaires de la majorité (voir le tweet ci-dessous de LCP du 24/10/18) s’enferment dans des affirmations erronées, qui seront forcément contredites dans les prochains mois.

LCP (@LCP)
24/10/2018 15:20

Un « reste à charge zéro » sans hausse des prix des complémentaires santé ?

« Cet engagement sera tenu », promet ⁦‪@agnesbuzyn⁩.

#DirectAN #QAG #PLFSSpic.twitter.com/uLAPs7Ibp9

Nier l’évidence ne fera pas progresser la vérité de l’impact majeur sur le pouvoir d’achat des assurés et sur leur incapacité à accéder à des biens et services de qualité en santé avec une telle mesure.

Outre cette étude, les responsables des trois secteurs assurantiels ont tous confirmé que les hausses de cotisations étaient inévitables. Le marché des complémentaires santé est passé de 17,6 milliards d’euros en 2001 à 37 milliards d’euros en 2017, soit 110% de hausse (+7% par an). Dans le même temps, les remboursements de soins n’ont augmenté que de 4% par an, près de deux fois moins.

Les mutuelles ont constitué un trésor de guerre de réserves financières de plus de 60 milliards d’euros, alors que les ratios prudentiels leur en imposent moins de 10, soit l’existence de plus de 50 milliards d’euros de réserves surabondantes (5). Outre les résultats techniques issus de l’assurance santé (700 millions d’euros en 2017), ce sont des centaines de millions d’euros de bénéfices financiers qui sont garantis chaque année pour ces opérateurs. Face à une telle puissance financière, les propos des Pouvoirs Publics laissent songeurs sur leur maitrise des enjeux !

L’absence de compréhension ou de prise en compte des rapports de force en présence enlève tout espoir que ce système de financement évolue favorablement pour le bien commun.
Lors de notre échange sur BFMTV, le député Aurélien Taché affirme (voir (2)), comme l’a fait la Ministre de la Santé devant le Parlement, que les mutuelles s’étant engagée à ne pas augmenter leurs tarifs suite au RAC0, il fallait « leur faire confiance » et si besoin instaurer « un observatoire des tarifs ».

« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent les croyances » disait Proust. Lorsque des responsables politiques de haut niveau sont dans des mondes de croyance aussi surréalistes, les politiques menées desservent les peuples. .

Nul besoin d’expert du sujet pour savoir que cette position de confiance aveugle des OAP, à un tel niveau de responsabilité, est guignolesque. D’abord, il n’y aucun engagement formel des OAP de modérer leurs tarifs, ou tout du moins aucune mesure contraignante pour faire appliquer un éventuel engagement. Ensuite, les interlocuteurs du gouvernement n’ont aucun moyen de coercition sur les opérateurs privés pour imposer une quelque modération des tarifs.

Le secteur assurantiel privé en santé est composé de près de 500 opérateurs provenant de trois familles différentes – les mutuelles, les instituts de prévoyance et les sociétés d’assurance privées à but lucratif. Les interlocuteurs dont parlent les Pouvoirs Publics pourraient avoir pris tout engagement oral et moral, les acteurs économiques privés sont en concurrence sur un marché et libres de leur politique de prix.

Le seul acteur qui peut exercer une régulation est en réalité l’Etat. Pour cette mesure du RAC0 comme pour les autres mesures prises depuis plusieurs années, on assiste à un renoncement de l’Etat dans la défense du bien commun. La politique n’est pas affaire de bonne volonté mais de puissance, dans ce cas de régulation. Agir politiquement, c’est exercer ce pouvoir de régulation. Y renoncer, c’est se soumettre par avance à la puissance des autres, ici à celle des organismes d’assurance.

Dans cette affaire, les assureurs sont arrivés à leur fin en transformant encore davantage le marché en une rente. En remboursant pour plus de 15 milliards d’euros de tickets modérateurs de ville, les assureurs ont déjà une formidable rente, constitués de flux financiers parfaitement prévisibles et donc très rentables. Ces paniers à RAC0 suppriment l’aléa lié à la liberté tarifaire dans les trois secteurs concernés, ce qui fait de ces financements une gestion de produits d’épargne plus que de produits d’assurance.

L’universalisation par le bas de l’accès aux soins

Au-delà d’être néfaste économiquement pour les assurés, cette mesure du RAC0 va à l’encontre du maintien du modèle de santé républicain à la française. Ce dernier est conçu pour permettre à tous les assurés d’avoir accès à la même offre de santé, en quantité comme en qualité. C’est le respect de l’égalité des droits en santé de chaque citoyen.

Or, le RAC0 construit des assurés de troisième classe. Il segmente l’offre de soins selon la qualité des produits. En dentaire par exemple, le gouvernement créé trois paniers dont la qualité de l’offre est croissante :
⎫ le panier 1 sans innovation dit « reste à charge 0 », tarifs plafonnés et intégralement remboursés;
⎫ le panier 2 à faible innovation aux « tarifs maitrisés », via des prix plafonnés, sans obligation par les complémentaires d’une prise en charge intégrale ;
⎫ Le panier 3 à haut niveau d’innovation aux « tarifs libres » qui permettra à̀ l’assuré de choisir librement les techniques et les matériaux les plus sophistiqués (30 % des actes effectués aujourd’hui), sans plafonnement.

Cette stratification de l’offre engendre la résurgence de classes d’assurés qui auront chacune accès à une qualité d’offre en fonction du pouvoir d’achat des assurés.
Le renforcement de l’accès aux soins est en réalité un accès pour tous aux services peu innovants et un accès restreint aux services innovants. C’est l’universalisation des soins par le bas. C’est le renoncement au modèle égalitaire à la française qui est construit sur un objectif d’égalité de traitement face à la maladie.

C’est aussi le renoncement de donner à tout professionnel de santé l’opportunité de délivrer à tout patient, quel que soit son revenu et son origine sociale, une médecine de qualité optimale. Pourra t’il continuer à respecter le code de déontologie médicale avec une telle politique ? Ces professionnels devront s’orienter vers une médecine low-cost pour certains et innovante pour d’autres. De moins en moins pratiqueront les deux médecines, de plus en plus se spécialiseront pour l’une ou l’autre car les modèles économiques et organisationnels seront très différents. Les centres low-cost existent déjà à petite échelle en dentaire et en optique, ils vont pouvoir prospérer.

L’impact de la mesure du RAC0 illustre l’impasse d’une politique de colmatage d’un système de santé inadapté aux nouveaux enjeux sociétaux. Seule une réflexion systémique permettra de refonder un système performant et respectueux des fondamentaux républicains.
C’est ce que proposera le programme de refondation de l’Institut Santé qui sera présenté le 6 novembre 2018 (6).

 

Frédéric Bizard

 

Voir l’Interview de Frédéric Bizard dans JIM de mars 2019 sur lé réforme du reste à charge zéro ici

(1) Vidéo de l’émission de BFM Story du 23/10/2018 avec Frédéric Bizard & Aurélien Taché (vidéo désactivée le soir de l’émission) : voir ici
(2) Vidéo de l’émission retirée du site de BFMTV et trouvée sur Dailymotion (ici)
(3) Tribune de Frédéric Bizard dans le Monde : Santé : supprimer le reste à charge est « un conte de fées » : voir ici
(4) Enquête de Santiane auprès de 100 000 assurés publiée le 23 octobre 2018
(5) « Analyse et synthèse- La situation des mutuelles du code de la mutualité en 2014 »- N°55- Novembre 2015- ACPR-Banque de France- « Le montant agrégé des placements financiers s’établit 61 milliards d’euros…Le ration de capital minimum requis (Minimum capital Requirement ou MCM) par Solvabilité II en 2015 des mutuelles est de 856%, soit des niveaux très confortables et largement au-dessus des exigence s réglementaires ».
(6) Colloque de l’institut Santé : « Grenelle de la refondation du système de de santé français » : voir ici

Frédéric Bizard

Frédéric Bizard, est un économiste spécialiste des questions de protection sociale et de santé. Il est professeur d'économie affilié à l'ESCP Europe et enseigne aussi à Paris Dauphine. Il est Président fondateur de l'Institut Santé.

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