Pourquoi les opticiens veulent enterrer la loi Le Roux !

Bruno Le Roux aurait-il subi deux enterrements politiques en 48h ? Après sa démission du gouvernement le 21 mars, l’annonce le lendemain de la création du « Rassemblement des Opticiens de France » (ROF) révèle la détermination des opticiens de supprimer de fait la loi Le Roux de 2013 sur les réseaux de soins (1).

Après un quinquennat destructeur pour les professionnels de santé de ville, ce mouvement pourrait préfigurer un début de révolte de leur part contre une financiarisation des soins et un abandon des fondamentaux de notre système de santé qui remettent en cause leur exercice libéral.

Les professionnels mis sous la tutelle des assureurs

La loi Le Roux voté le 20 décembre 2013 a modifié le code de la mutualité pour permettre aux mutuelles de pratiquer le remboursement différencié dans le cadre des réseaux de soins. En d’autres mots, votre assureur santé, via une agence commerciale appelée réseau de soins, peut vous pénaliser financièrement en vous remboursant moins si vous n’allez pas chez le professionnel de santé référencé par elle. Après une résistance acharnée des médecins, le périmètre des réseaux de soins a été restreint aux secteurs financés par l’assurance maladie à moins de 50% (prothèses dentaires, lunettes, audioprothèse).

Les opticiens sont historiquement les professionnels les plus concernés par l’existence des réseaux de soins qui ont tissé leur toile depuis une vingtaine d’années. Autour de 70% d’entre eux appartiennent à un ou plusieurs réseaux, dont la plupart des opticiens sous enseigne. Les réseaux s’étendent progressivement dans le secteur dentaire et dans l’audioprothèse, sachant que les assureurs privés font déjà pression pour une extension au monde médical. L’association ROF créé ce 22 mars regroupe quasiment la totalité des opticiens présents dans les réseaux. Le deuxième article de la charte du ROF est clair : « supprimer les remboursements différenciés qui empêchent l’assuré de choisir librement son professionnel de santé ».

 

Prise de conscience que leur rôle d’acteur de santé est en jeu

La longue expérience des opticiens avec les réseaux leur a fait prendre conscience des terribles dérives de ce système aussi bien pour l’usager que pour le professionnel de santé. Comme le système de santé américain l’a montré, le principe du managed care par les assureurs privés est biaisé à la base. La promesse de hausse des volumes pour compenser la baisse des prix (et donc des marges) dégrade inévitablement la qualité des soins, augmente les taux de recours et donc la dépense totale de soins. Les réseaux creusent les inégalités face à la qualité des soins et institutionnalisent une santé à plusieurs vitesses.

En optique, les réseaux ont entrainé une hausse du taux de recours avec un taux de renouvellement des lunettes de 2,7 ans contre 4,5 ans en Allemagne. De 2008 à 2014, le prix des lunettes a augmenté de 0,5% par (contre 1,2% pour l’inflation) alors que l’effet recours a produit une augmentation du volume de 6,5% par an. Cette marchandisation du bien de santé enlève à terme toute valeur ajoutée au service de l’opticien.

De plus, ces agences commerciales des assureurs privés ont vocation à devenir des centrales d’achat qui imposent progressivement aux professionnels leurs choix de produits et services à délivrer aux usagers. A la perte de la liberté de choix pour les usagers (sauf à payer le surplus de reste à charge imposé par les réseaux) s’ajoute inévitablement la perte de son indépendance pour le professionnel de santé. Cette remise en cause de la valeur ajoutée du professionnel justifierait de lui imposer des tarifs faibles. Si les professionnels deviennent de simples prestataires de services aux ordres des réseaux, ils supportent toujours tout le risque financier et juridique de leur activité libérale.

Le ras-le-bol de la profession face à une telle situation a été un élément fondateur de ce rassemblement improbable.

 

Le ROF est la voie à suivre pour les autres professions de santé

Le ROF a clairement annoncé sa volonté de rassembler l’ensemble de la profession, ce qui devrait être rapidement le cas. Outre la suppression des réseaux de soins, cette nouvelle instance se donne comme mission de défendre la santé visuelle des Français. Leur charte annonce entre autres de « faire évoluer la formation initiale… favoriser le développement du numérique et des nouvelles technologies… s’engager au respect de l’éthique et de la déontologie ».  Cette démarche inédite vise ainsi à produire une amélioration des pratiques au sein de la profession, une régulation de la qualité qui doit s’imposer dans l’ensemble du secteur de la santé. Les réseaux de soins sont incompatibles avec toute recherche d’optimisation de la pertinence des soins, qui devient centrale dans les politiques de santé des pays développés (la non pertinence des soins équivaut selon l’OCDE à 20% des dépenses de santé).

Le nouveau contexte démographique, épidémiologique et technologique impose de recomposer une gouvernance des professions de santé qui permettent une régulation positive (et pas simplement négative avec le risque de procès) de la qualité de l’activité médicale et paramédicale. La loi le Roux, dictée au gouvernement par la Fédération nationale de la Mutualité française (en totale contradiction avec l’idéal mutualiste) dont M. Le Roux est très proche, a donné ce pouvoir de régulation au secteur assurantiel privé comme aux USA. C’est une garantie de destruction des valeurs fondamentales – liberté de choix, égalité face à la prise ne charge, solidarité dans le financement – de notre système. Il faut instaurer une auto-régulation crédible et efficace de la qualité des pratiques par les professionnels de santé, accompagnée d’un renforcement de la liberté de choix et de la capacité d’évaluer les performances des professionnels par les usagers.

Plutôt que subir le déclin annoncé de notre système de santé si aucune réforme structurelle n’est entreprise, hypothèse hautement probable après cette élection présidentielle, les opticiens font preuve d’un sursaut citoyen salutaire qui mérite d’être salué !

 

Frédéric Bizard

 

(1) Voir article acuité du 22 mars : « Rassemblement des opticiens de France : vers une représentation syndicale unifiée en 2018 ? »

 

Rapport de Frédéric Bizard: le vrai visage de réseaux de soins – Télécharger le rapport en pdf

Frédéric Bizard

Frédéric Bizard, est un économiste spécialiste des questions de protection sociale et de santé. Il est professeur d'économie affilié à l'ESCP Europe et enseigne aussi à Paris Dauphine. Il est Président fondateur de l'Institut Santé.

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