Tribune publiée dans Les Échos le 14 octobre 2025
Selon Ernest Renan, la Nation est à la fois « un héritage et un projet ». On pourrait faire le même constat pour la sécurité sociale.
Le 4 octobre 1945, la signature des ordonnances créant la sécurité sociale par le Gouvernement provisoire de la République française marque un tournant historique.
Soutenue par la forte croissance économique des Trente glorieuses, financée par le travail et assise sur la solidarité et la mutualisation des risques sociaux, ce modèle social a permis un progrès social sans précédent dans notre pays.
Des soins de qualité accessibles à tous, des pensions et des allocations familiales parmi les plus généreuses des pays développés firent de la sécurité sociale française une référence mondiale pour la protection sociale, et une source d’unité nationale dans notre Nation.
Cependant, la transformation profonde de notre société depuis l’aube du XXIème siècle impose aujourd’hui d’adapter ce modèle social à la nouvelle donne.
La soutenabilité financière de la sécurité sociale ne pourra être assurée que par une réforme structurelle de trois de ses branches, et non par de simples ajustements budgétaires.
Démographie et nouvel ordre social
Dès les années 80, les projections démographiques annonçaient déjà une évolution radicale vers un vieillissement accéléré de 2010 à 2050, avec une population des plus de 60 ans passant de 23% à 33% et celle des plus de 75 ans qui doublerait (de 5,6 M à 12 M).
Le démographe Alfred Sauvy avertissait en 1986 au Collège de France : « si importantes sont les questions de population qu’elles prennent une terrible revanche sur ceux qui les ignorent ». Cette mise en garde n’a pas été entendue, et la prophétie s’est réalisée.
Depuis 20 ans, les politiques ont effectué pas moins de 4 ajustements paramétriques sur la santé et autant sur les retraites. L’absence de réforme structurelle laisse ces deux systèmes en crise, sans avenir garanti, à court terme pour le premier et à moyen terme pour le second.
Un autre changement fondamental contemporain est l’émergence d’un nouvel individualisme.
Nous passons d’une société de statuts à une société d’individus.
Les générations du milieu du XXème siècle se définissaient en société à partir de statuts acquis et de liens sociaux hérités. Dès la fin du XXème siècle, les nouvelles générations se construisent déjà sur des appartenances choisies, favorisant l’expression de qualités personnelles et renforçant l’individualisme.
Même en situation de vulnérabilité, l’individu contemporain exige d’être traité comme un être singulier et unique, en quête d’égalité réelle, d’autonomie, de reconnaissance et de dignité.
C’est donc en partant de l’individu capable, selon l’expression d’Amartya Sen, et d’une approche développementale de l’individu, que notre modèle social doit se reconstruire. Car la personne ne peut se réaliser que grâce aux autres, et cette conception du développement est intrinsèquement solidaire du reste de la société.
L’individu capable n’est pas un simple bénéficiaire passif d’aides sociales, il est un acteur responsable d’un système de gestion de risque qui allie protection et justice, sans sacrifier l’une à l’autre.
3 branches à réformer
Si le fonctionnement de la santé, des retraites et de l’autonomie est à repenser individuellement, une réforme transversale s’impose : réinventer une démocratie sociale vivante et active, qui dépasse le cadre des seuls syndicats. La sécurité sociale représente aujourd’hui l’ensemble des citoyens, et pas seulement les travailleurs.
Depuis 1996, l’étatisation du modèle a montré ses limites. Un retour à un État stratège, capable de déléguer le pilotage des caisses aux représentants des citoyens, permettrait de restaurer un véritable esprit de responsabilité citoyenne et de redonner du sens au système.
Concernant les retraites, la démographie et le nouvel ordre social imposent d’intégrer les préférences individuelles dans le choix du départ, et d’en tirer de façon anticipée et transparente les conséquences sur le niveau des pensions individuelles.
Cela implique la suppression de l’âge légal, la liberté de choix de son âge de départ avec une durée de cotisation « pivot » indexé sur l’évolution de l’espérance de vie. La prise en compte de la pénibilité des métiers et des interruptions de carrière (maternité) doit s’inscrire dans le calcul des pensions.
La dépendance démographique croissante impose aussi de généraliser une retraite complémentaire par capitalisation accessible à tous, afin de protéger la classe moyenne avec une retraite décente.
Ce système de retraite choisie devrait être piloté opérationnellement par une organisation de la démocratie sociale régénérée, dans un cadre défini par l’État.
Quant à la santé, elle devra évoluer vers un système qui privilégie autant le maintien en bonne santé que le curatif. Ce système mettra l’accent sur les services de santé renforcés tout au long du cycle de vie : enfance, école, université, travail, vieillissement. Un compte personnel de prévention, le recours massif des innovations technologiques, un financement dédié et une évaluation des performances du maintien en bonne santé feront partie intégrante de la réforme.
Un service public territorial de santé structurera l’organisation de la politique de santé à partir de quelque 300 territoires. Dans chacun de ces territoires, chaque citoyen pourra trouver une solution adaptée à ses besoins essentiels en matière de santé, grâce à la gestion locale des ressources stratégiques Chaque professionnel aura une responsabilité populationnelle et territoriale dans un système décloisonné.
Un contrat thérapeutique entre le patient, le coordinateur médical et l’assurance maladie garantira à chaque citoyen souffrant d’une affection de longue durée de disposer de la capacité d’agir avec les moyens nécessaires pour gérer sa pathologie dans un système transparent, libre, responsable et égalitaire.
Enfin, un nouveau système de gestion de la perte d’autonomie des personnes âgées s’impose face au mur de 2030 de ce risque. Il intègrerait une politique de prévention efficace sur les séniors fragiles, le virage domiciliaire et la transformation des Ehpad en établissements spécialisés sur la grande dépendance.
Un principe de règle d’or constitutionnelle garantirait l’équilibre financier des assureurs publics sur le moyen terme, sous le pilotage des représentants de la démocratie sociale.
Instabilité politique
En mai dernier, la Cour des Comptes a mis en garde contre une possible crise de liquidité de la sécurité sociale. Ce n’était qu’un rappel d’un principe fondamental : un système d’assurance sociale, qu’il soit public ou privé, ne peut être viable durablement s’il demeure structurellement déficitaire.
Pour ceux que cette réalité économique laisse indifférents, l’argument moral – celui de ne pas faire payer par les générations futures les dépenses sociales actuelles – devrait, espérons-le, résonner davantage.
La réforme systémique nécessaire des trois branches de la sécurité sociale est à portée de mains. Il manque la volonté politique du geste réformateur.
Ce geste n’est pas seulement affaire de bonne volonté, mais de la vision juste, du courage et de la capacité à prendre des risques pour l’intérêt général.
Tout calcul politicien s’écrase généralement sur le mur de la réforme, transformant un projet politique réalisable en un « Himalaya » à gravir.
Le contexte politique actuel, fragmenté, ne constitue pas un obstacle quand un projet politique consensuel, avec une véritable hauteur de vue, revient à construire le nouveau modèle social du XXIème siècle, dont la sécurité sociale devrait demeurer un pilier.
Le contexte de 1945, tout aussi atomisé, en est la preuve.
Comme le disait Salvador Dali, « il n’y a pas de chef d’œuvre dans la paresse », ni dans la petite politique.

