Frédéric Bizard

PPL N°1175 : un modèle d’obstination dans l’échec !

Dans toute conférence sur l’avenir du système de santé, la première question posée est en général la suivante :

« Pouvez-vous expliquer comment notre système de santé a pu s’enfoncer dans une crise aussi profonde ces dernières années ? »

En d’autres mots, pourquoi ce qui a si bien fonctionné au XXème siècle dysfonctionne autant au XXIème siècle ?

La réponse à cette question est double : l’environnement (démographique, épidémiologique, technologique, écologique) a radicalement changé entre ces deux périodes (notre système est inadapté à son environnement), et les transformations apportées par les Pouvoirs Publics pour adapter le système à ce nouvel environnement n’ont pas fonctionné. C’est un fait, et, comme on le sait, les faits sont têtus.

On peut ajouter à cela que la responsabilité de cette crise est largement collective. Nous sommes dans une démocratie avec de fréquentes alternances politiques.

La sortie de crise passe donc d’abord par une analyse objective de ce nouvel environnement d’une part et celle de la politique des 30 dernières années d’autre part. Comprendre les enjeux, les erreurs commises et reconstruire un système adapté, performant qui respecte les valeurs fondamentales auxquelles les Français sont attachées et les parties prenantes du système actuel. Voici l’équation à résoudre.

La deuxième question qui s’impose ensuite pour une sortie de crise est : « Sommes-nous collectivement capables de mener à bien cette reconstruction ? ».

Nous n’y répondrons pas ici mais une chose est sûre, l’obstination dans l’erreur, le dogmatisme idéologique, la vision biaisée de l’environnement, la non-maitrise des enjeux stratégiques sont rédhibitoires pour réussir.

La proposition de loi N°1175,  écrite par le groupe Horizons de l’Assemblée nationale et présentée à l’Assemblée Nationale début juin, a une valeur pédagogique très intéressante pour comprendre les raisons de l’aggravation de la crise en santé et l’impuissance politique à changer la donne.

Il est donc utile de la décrypter.

 

Un déni des causes premières de la crise

Les trois motifs de la proposition de loi (PPL) sont un cas d’école d’une vision biaisée de la situation pour imposer des solutions dogmatiques.

D’abord, il est annoncé un premier scoop via un sondage : la santé est devenue la priorité des Français pour 83% en 2022 contre 61% en moyenne entre 2017 et 2019.

Face à l’effondrement généralisé de notre système de santé, quoi de plus normal que les citoyens fassent de ce thème une priorité politique. La santé a toujours été pour l’être humain un sujet essentiel mais l’effondrement du système est aujourd’hui concret pour tous les citoyens et les inquiète. Ils en font donc une priorité politique mais pour que la situation change.

Tout responsable devrait reconnaître une défaillance de la société politique à ne pas avoir anticipé cet effondrement et agi plus efficacement.

Loin de cela, le responsable en chef de la crise est identifié dès le premier paragraphe : le médecin. Il doit donc être « la première préoccupation du législateur ». Le bouc émissaire est trouvé ; l’acteur qui doit être une partie de la solution devient le cœur du problème.

Ce premier paragraphe illustre la vision erronée, fallacieuse, et finalement politiquement sans espoir de changement de la santé en France. Avec un tel diagnostic, on peut s’attendre au pire dans les solutions proposées, on va être servi.

Le deuxième motif de la PPL est le constat que « 87% du territoire national est un désert médical », nous « manquons de professionnels pour couvrir nos besoins de santé ».

Face à un tel constat d’échec, dans un pays qui avait été reconnu au XXème siècle comme ayant le mieux médicalisé les territoires par l’OMS, le mieux permis l’accès aux soins pour tous, on pourrait s’attendre à une remise en cause, voir un mea culpa des choix politiques de ces 30 dernières années. Raté.

Rappelons avec un simple graphe la gestion de la démographie médicale dont le seul décideur est l’État depuis un demi-siècle.

 

Le numérus clausus médical a été maintenu sous les 5000 places de 1984 à 2002. La défaillance de la gestion de la démographie médicale n’était pas due au dispositif utilisé (supprimé en 2018) mais aux choix politiques.

La première erreur politique est d’avoir affaibli quantitativement nos ressources médicales dans les années 80 et 90.

Un impact logique de cette gestion est la transformation de la pyramide des âges, un creux générationnel béant de la génération 35-50 ans de la ressource médicale.

La pyramide des âges entre 2012 et 2021 est explicite sur ce point. On peut y ajouter que parmi les 233 000 médecins en activité en 2022, près de 16 000 (7%) sont en activité intermittente et près de 20 000 (8,5%) en cumul emploi-retraite selon le Cnom.

 

Pyramide des âges des médecins de 2012 à 2021

 

On observe un élargissement de la base et du sommet de la pyramide des âges des médecins, auquel il faut ajouter une forte féminisation. En d’autres mots, la qualité de la couverture médicale des territoires dans les 10 prochaines années dépend surtout de l’efficacité des politiques à conserver en activité le plus longtemps possible les plus de 60 ans et à rendre l’exercice médical et les territoires les plus attractifs possible pour les moins de 40 ans.

L’analyse percutante de la démographie médicale continue dans les motifs de la PPL, avec un autre scoop : les inégalités territoriales. Une « quarantaine de départements sont aujourd’hui sous le seuil critique de 40 spécialistes pour 100 000 habitants ». La pénurie est donc inégalement répartie.

La PPL fait même de la réduction de ces inégalités … de pénurie …  « son premier objectif ».

Après l’identification du bouc émissaire, on devine la coercition qui va lui être imposée.

Pourtant, le simple bon sens conduit à se dire qu’avec près de 90% des territoires en désertification médicale, l’inégalité de la répartition médicale, qui historiquement a reflété les différences d’attractivité des territoires et la localisation des universités médicales n’est plus le sujet premier. La pénurie est généralisée.

D’ailleurs, l’évolution de la densité médicale par région montre que les régions dotées de la plus forte densité auparavant sont celles qui ont perdu le plus ces dix dernières années. Les régions IDF et PACA sont parmi les régions qui ont perdu le plus de densité médicale ces 10 dernières années (-10,5% et -9,3% vs -4% en moyenne nationale).

 

Densités médicales régionales standardisées (anciennes régions) selon la spécialité en 2012 et 2021 (/100 000 habitants)

 

Ce point démontre bien que dans le cas de la démographie médicale, le sujet central est la chute de l’attractivité de l’exercice médical (tout mode d’exercice confondu) qui freine les anciens et les plus jeunes à exercer en quantité suffisante. En cela, le bon sens impose de repenser les mesures proposées ces dernières années qui sont en échec. Vous allez être déçus.

Le dernier point invoqué dans la PPL est « la complexité, la sur-administration et la trop grande centralisation » de notre système de santé. Il est expliqué comment ces dernières années ont ajouté des strates territoriales qui ont rendu le système illisible, le manque de coordination entre les acteurs…

Voici un constat fait systématiquement dans tous les rapports officiels et tous les exposés de motifs des réformes depuis 20 ans, tout en prenant des mesures qui ne font qu’aggraver ces constats. Cette PPL va respecter cette règle à la lettre.

L’exposé des motifs se suffit à lui-même pour ne rien espérer des solutions. Tout diagnostic erroné, biaisé ne peut conduire qu’à de mauvais remèdes.

 

Création de la treizième organisation territoriale et main basse de l’État sur les territoires

L’article 1 porte sur la définition des territoires de santé. On se dit qu’enfin le système va disposer de vrais territoires de santé, communs à tous les professionnels de santé, quel que soit leur mode d’exercice et leur activité. Bref des territoires pour les usagers, connu des usagers et piloté par les acteurs.

Pour cela, il est de la responsabilité de l’État de prendre la décision de supprimer les multiples dispositifs créés depuis des années qui ont cloisonné un peu plus les secteurs du soin et rendus un peu plus illisible l’offre de soins, et de les remplacer par un territoire unique défini selon des critères identiques dans tout le pays. C’est la condition du respect d’un principe constitutionnel de l’égalité territoriale.

En réalité, aucune suppression des quelques 12 organisations territoriales existantes n’est proposée, une treizième va donc être créée mais la démocratie sanitaire est sauvée puisque « la délimitation des territoires de santé peut être redéfinie par les acteurs du territoire, en lien avec les agences régionales de santé… ».

Comme souvent en santé, la répartition des rôles entre la démocratie sociale et sanitaire (les acteurs) et la démocratie représentative (l’État, ici les ARS) est volontairement floue pour laisser la main à l’État. Chaque forme démocratique  devrait jouer un rôle bien défini: l’État détermine la stratégie, fixe les règles cardinales et délègue à la démocratie sociale et sanitaire, en responsabilité selon l’expression favorite des représentants de la démocratie représentative, l’exécution de cette stratégie à travers un projet opérationnel.

Toujours selon l’article 1, ce nouveau territoire fantôme pour l’usager (rappelons qu’aucun usager ne connaît son GHT ni sa CPTS) sera piloté par le Conseil Territorial de santé (CTS). Cette instance créée par la loi santé de 2016, est pilotée et financée par les ARS, souvent via leurs délégations départementales. Il suffit de lire le code de santé publique (2) et/ou d’écouter les acteurs de terrain pour se convaincre de qui décide.

Comme si ce n’était pas suffisant de ne pas rendre autonome et responsable de vraies instances de la démocratie sanitaire, un sous-article précise que si l’État n’est pas satisfait des résultats, il reprendra la main. Ce point est très révélateur de la volonté du législateur de créer un ersatz de démocratie sur un terrain de ruines, pour faire porter la responsabilité de l’échec de l’organisation des soins sur les acteurs et reprendre ensuite seul le contrôle… qu’il a déjà en réalité. La ficelle est un peu grosse mais on sait bien que plus c’est gros…

L’article 2 est éloquent en la matière. Ce Conseil territorial de santé a eu jusqu’à aujourd’hui un rôle au mieux consultatif dans l’organisation des soins, quand il en a eu un. Cependant, de peur que cette nouvelle responsabilité de pilotage, pourtant bien floue, échappe un peu trop à l’État, l’article 2 vient sauver la situation en ajoutant le directeur de l’ARS et le préfet comme membres de droit du CTS.  Grâce à cet article, on évalue mieux le progrès accompli en matière de décentralisation et de démocratie sanitaire.

 

Mettre fin à toute autonomie de l’exercice libéral

Les articles 3 et 4 sont la suite logique des 2 premiers articles. Après avoir façonné une gouvernance des territoires à sa main, tout bricoleur étatiste est convaincu que si l’État est en échec, c’est qu’il n’a pas assez de pouvoir de coercition.

Cette coercition doit s’appliquer sur le premier responsable de la crise, identifié dans les motifs, le professionnel de santé en général et le médecin en particulier.

L’article 3 rend automatique le rattachement des professionnels de santé à la communauté professionnel de santé (CPTS). Rappelons que l’objectif est de créer 1000 CPTS dans le pays, la CPTS étant un des 12 échelons territoriaux sanitaires.

D’après cette proposition de loi, le Conseil territorial de santé (CTS) va être le pilote d’un 13ème échelon territorial appelé territoire de santé, qui sera différent du territoire de la CPTS, et que cette CPTS, qui a sa propre organisation et son propre exécutif, va se retrouver sous la tutelle du CTS, qui est lui-même dans les mains de l’État…

Nb : Si vous avez perdu le fil, vous êtes quelqu’un de normal, pas d’inquiétude.

Rappelons que cette PPL a comme motif de simplifier et débureaucratiser.

On pourrait ajouter que l’ARS n’est pas une décentralisation de l’État mais une déconcentration, dont le fonctionnement a montré depuis une décennie qu’elle correspondait à une recentralisation de la gouvernance et a renforcé la lourdeur bureaucratique comme évoqué dans les motifs de cette PPL.

L’article 4 rétablit l’obligation de participation à la permanence des soins de tous les professionnels et établissements de santé. Cet article vise les médecins libéraux qui sont encore vus par les Etatistes comme des acteurs incontrôlés et incontrôlables, avec assez peu de vertus de service public.

Il faut donc les mettre au pas.

Cette nouvelle coercition n’est pas absurde dans son objet mais dans son inspiration punitive. Considérer que tous les professionnels de santé rattachés à la sécurité sociale doivent remplir des missions de service public se comprend dans l’esprit de notre modèle universel et solidaire.

Son inanité vient de l’inscrire dans un mouvement qui ne s’accompagne d’aucune vision globale, d’aucune mesure positive pour la profession médicale. C’est donc bien une contrainte qui laisse entendre que les problèmes d’accès aux soins sont de la responsabilité du laxisme des professionnels de santé en général et des médecins libéraux en particulier. Cette démagogie a aussi un objectif politique, nous y reviendrons.

Il est pourtant rappelé dans les motifs que 45% des médecins généralistes, qui sont en grande majorité des médecins libéraux en ville, sont en situation de burn out.

Le législateur pense t’il que c’est en jouant au golf que ces médecins sont victimes d’un burn-out?

Quand on veut tuer son chien…

En tout cas, ceci ne l’incite pas à changer le cap; mieux vaut s’obstiner dans l’échec.

 

Renforcer le cloisonnement de l’hôpital

L’esprit de la territorialisation en santé devrait être de gérer l’organisation de l’offre sanitaire à partir des besoins des usagers, de décloisonner les secteurs du soin pour favoriser les coordinations et de faire vivre une démocratie sanitaire (3,4).

L’article 6 de cette PPL propose de donner un droit d’option pour doter de la personnalité morale les groupements hospitaliers de territoires (GHT). La loi de janvier 2016 avait créé cet échelon territorial dans le même esprit que l’article 2 de cette PPL pour la ville, d’y rattacher automatiquement, autrement dit par obligation, tous les établissements hospitaliers publics. L’État n’avait pas oser à l’époque donner une personnalité morale pour ne pas ajouter une couche administrative à ce nouvel échelon géographique.

Après plusieurs années de recul sur les 135 GHT créées, on pourrait douter de leur efficacité, de leur utilité à la vue de la déliquescence de l’hôpital public. On pourrait aussi les fondre dans les territoires de santé afin de décloisonner les soins et fluidifier les parcours de soins des patients. Au contraire, on préfère donner à ces groupements la possibilité de renforcer leur existence juridique, administrative, comptable et créer une strate juridique supplémentaire. Voici la simplification administrative annoncée, qui devrait éclairer probablement le citoyen sur le déclin de notre système de santé.

C’est évidemment le mouvement inverse qu’il faut engendrer : donner un maximum d’autonomie de gestion et de décision aux établissements hospitaliers, les libérer de ces groupements, qu’ils soient GHT, APHP ou autres.

L’hôpital public peut au moins se consoler en se disant que c’est le seul article qui lui ait directement concerné , il faut dire que le législateur y a déjà mis beaucoup du sien depuis 20 ans.

Rappelons que le principal rapporteur de cette PPL a dirigé pendant la précédente décennie la fédération de l’hôpital public, a insufflé ou supporter toute la politique hospitalière menée à cette époque. Droit dans ses bottes, face au succès de la politique hospitalière, il a toutes les raisons d’appliquer cette politique à la ville. C’est au moins une marque de constance…

 

Restreindre les droits des jeunes professionnels de santé

On a vu dans les motifs que l’attractivité de l’exercice médical pour les jeunes générations était une condition essentielle pour relancer la dynamique de l’accès aux soins. Raté.

L’article 7 veut inciter les jeunes médecins à s’installer le plus tôt possible dans une pratique stable. Pour cela, il y a deux options : rendre attractif l’installation dans le mode d’exercice de son choix ou tenter de forcer l’installation. Le léviathan veut protéger en contraignant. Selon Hobbes, le théoricien de l’État absolu et auteur du Léviathan, l’État doit se faire respecter par la peur et la contrainte.  Les exécutants de cette théorie optent donc pour la deuxième option.

L’article 7 vise donc à interdire l’intérim médical à tous les professionnels, médicaux et paramédicaux, en début de carrière.

A ce stade, on entre dans le monde des Schtroumpfs de Peyo. Le Grand Schtroumpf dirige toute la communauté des lutins bleus en imposant les dates de sortie, des repas, et qui fait quoi. L’État va schtroumpfer les professionnels de santé pour rétablir l’ordre républicain et l’accès aux soins. L’expérience depuis 1996 montre que ce sont les Français qui se sont faits schtroumpfer leur système de santé mais continuons l’aventure des Schtroumpfs.

Enfin les deux articles 9 et 10 veulent faciliter l’exercice des médecins étrangers diplômés hors de l’Union Européenne (PADHUE), ce qui semble en effet être une initiative heureuse étant donné le boulet supplémentaire que cette PPL apporte pour l’exercice des médecins diplômés en France.

Cependant, compliquer à outrance l’exercice des professionnels qui ont passé des diplômes parmi les plus difficiles au monde tout en facilitant au maximum l’exercice de ceux qui ne sont pas passés par cette difficulté ( précisons que les PADHUE sont reconnus comme de bons praticiens) ne semble pas répondre à une ardente obligation.

Chacun jugera si cette decision est juste, si elle n’affaiblit pas les pays d’origine mais une telle proposition de loi  la rend nécessaire, sans nul doute.

 

La rupture de 1996 pour le modèle de santé français 

Depuis le virage des ordonnances de 1996, source de la vision technocratico-comptable imposée depuis, c’est bien l’État qui a repris le pouvoir sur toute l’organisation des soins, avec des outils bureaucratiques et comptables (dont le Plfss et l’Ondam).

Le bon sens voudrait que le Politique, et tout citoyen,  tire les leçons de l’échec de ces ordonnances, qui ont largement remis en cause les fondements du modèle de santé français, et en corrige les méfaits.

Mais selon l’expression employée par le fondateur du groupe qui présente la PPL à l’ouverture du Ségur de la Santé en Juillet 2020 : « on ne change pas de ligne, on accélère ».

La PPL veut terminer le travail de 1996 en armant l’État de nouveaux leviers, tout en faisant porter l’échec de cette politique sur les professionnels de santé, pour mieux la continuer.

Si le législateur voulait confier un pouvoir d’organisation et responsabiliser la démocratie sanitaire, comme le souhaitaient les Pères fondateurs de 1945, il faudrait confier une vraie autonomie à chaque territoire, placer la sécurité sociale entre l’État et le territoire pour son fonctionnement opérationnel et rendre l’État vraiment stratège et régalien en santé (voir le programme de l’Institut Santé) (3).

Les ordonnances de 1996 ont instauré 2 piliers majeurs :

Ce virage a été une rupture dans le modèle de santé français, bâti sur les ordonnances de 1945 pour la sécurité sociale et les ordonnances Debré de 1958 pour l’organisation sanitaire.

Les ordonnances de 1945 ont instauré un système de délégation de service public de financement du modèle social géré via un système de démocratie sociale. Les grands principes étaient de mettre l’État à une certaine distance de la gestion opérationnelle, qui était confiée à la sécurité sociale pour permettre une constance sur le long terme, pour responsabiliser les assurés sociaux en leur confiant la gestion  (suscitant l’éducation de la solidarité chère à Pierre Laroque).

Les ordonnances Debré ont bâti un système d’excellence qui a à la fois été le moteur de l’excellence de la médecine française, tout en renforçant le pouvoir médical dans l’organisation sanitaire. Ce pouvoir médical avait été initié par la charte de la pratique médicale de 1927 qui consacrait l’indépendance professionnelle du médecin à travers 5 principes cardinaux.

C’est en cela que les ordonnances de 1996 ont brisé le modèle fondateur de la santé en France. Les lois suivantes dont celle de 2009 (Hpst), souvent citées comme responsable du sabotage du service public, ne sont que ses filles.

 

Briser le pouvoir médical

Pour instaurer cette pensée dite de l’État absolu dans le système de santé, il fallait casser ce pouvoir médical, effectivement fort dans l’organisation sanitaire historique  française.

Pour cela, il fallait mettre fin au mandarinat médical dans les hôpitaux publics (en particulier les CHU) et affaiblir la médecine libérale, les deux représentaient une source de pouvoir insupportable pour les Etatistes, qui en faisaient même un risque politique. En 25 ans, nous sommes passés d’un mandarinat médical à un mandarinat administratif tout puissant.

Si le premier était probablement à ajuster, il a participé à la construction d’un système de soin évalué comme la référence dans le monde au XXème siècle et a donné un prestige international à la médecine française.

Le second a de toute évidence échoué et à même conduit à un gaspillage vertigineux des formidables ressources longues créées en santé dans ce pays au XX eme siècle (professionnels de santé, capacités d’innovation, recherche, infrastructures).

Cette PPL N°1175 est vécue par la communauté médicale comme très hostile à leur égard et elle l’est en effet pour cette raison-là. Le pouvoir médical à l’hôpital ayant été déjà laminé dans des précédentes lois, cette PPL se concentre sur l’affaiblissement du pouvoir médical lié à  l’exercice libéral.

Elle vient d’ailleurs s’entrechoquer avec la négociation conventionnelle de la médecine libérale échouée début 2023 et qui doit reprendre prochainement. Les ordonnances de 1996 ont réduit à sa portion congrue le poids réel de ces négociations, dont le contenu est fixé par l’État et les modalités gérées par une assurance maladie sous tutelle étatique. Si la PPL est votée et appliquée, la voie contractuelle pour organiser l’exercice libérale sera nulle et non avenue.

Certes, ce virage de 1996 a été enfanté dans la douleur. Il a été réalisé au prix d’un soulèvement populaire important (comme quoi le peuple a du bon sens) et a été suivi d’une dissolution perdante pour le pouvoir en place (comme quoi la démocratie fonctionne). Cependant, il a été pris dans le respect de notre fonctionnement républicain et aucun pouvoir politique n’a eu depuis le courage de le remettre en cause.

Ce qui pouvait être vu comme une initiative politique à tenter à cette époque pour transformer notre modèle social, dont on apprécierait les résultats quelques années plus tard, devrait être considéré aujourd’hui comme un aveuglement idéologique hautement nuisible à la nation. Le point est que l’État n’admet jamais ses torts ou très/trop longtemps après les faits.

Après avoir affaibli quantitativement les ressources médicales dans les années 80 et 90, l’État les a affaibli qualitativement dans les années 2000 et 2010, en leur supprimant l’essentiel de leur pouvoir d’organisation, d’action, de décision et d’épanouissement dans le système de santé.

Décidément, rien n’est dû au hasard dans l’effondrement de ce dernier.

 

Ce poison technocratico-comptable affaiblit tout notre modèle social et tous nos services publics

Les dégâts de cette pensée ne sont pas limités à la sphère de la santé. L’invasion de l’État dans la sphère du social a affaibli notre modèle social. La vision comptable et court-termiste de l’État a généré une inflation de dépenses administratives improductives et l’a empêché de s’adapter au nouvel environnement.

L’ultra interventionnisme de l’État dans le pilotage de notre modèle social, qui se substitue à la démocratie sanitaire et à la responsabilisation individuelle dans un modèle sanitaire (notion d’autonomie solidaire (4)), est une source de paupérisation de nos services publics et d’incapacité à adapter la protection sociale aux transformations de l’environnement pour des raisons historiques.

En 1856 dans l’Ancien régime et la révolution, Alexis de Tocqueville explique la pensée structurante de l’État envers le fonctionnement de la société civile :

« Au XVIIIème siècle, on croit encore que le paysan ne travaillerait point s’il n’était pas constamment aiguillonné par la nécessité : la misère y parait la seule garantie contre la paresse ».

On a là une partie de l’explication de la faiblesse des rémunérations des soignants, des policiers, des enseignants, des magistrats… de tous ceux qui font fonctionner les services publics de notre pays.

Plus de 200 ans après la révolution française, l’État pense toujours que « la misère est la meilleure garantie contre la paresse ». Pour garder le personnel de nos services publics servile et appliqué, rendons leurs fins de mois difficiles, faisons en sorte qu’il soit le plus reconnaissant possible de cet argent public en les rémunérant peu.

A la fin du XIXème siècle, Jules Ferry avait la même analyse en créant l’école laïque, obligatoire et gratuite. Il jugeait que l’État devait se tenir à distance de la sphère sociale.

C’est la même logique qui a conduit le Général de Gaulle, avec une coalition allant des communistes aux gaullistes, à créer la sécurité sociale en 1945, une institution démocratique autonome pilotée par les assurés.

Tout espoir de transformer notre modèle social en général et notre système de santé en particulier impose de fermer la parenthèse de 1996 et de sortir de cette pensée ultra-étatiste. Ou alors,  l’État doit avoir le courage d’aller vers un modèle étatiste de santé abouti,  comme le modèle NHS anglais, conçu pour la culture utilitariste anglo-saxonne…

Soit on régénère un modèle républicain à la française, soit on va vers un modèle utilitariste à l’anglaise. Dans le premier cas, il faut sortir de la logique ultra-étatiste.

La place de l’État dans le modèle français reste un grand incompris en santé (4).

L’Institut Santé précisera prochainement sa position sur la place de l’Etat dans le prochain système de santé.

 

La portée politique de cette PPL est à relativiser

La longue liste des signataires de la PPL N°1175 déposée le 28 avril 2023 à la Présidence de l’Assemblée nationale (1) peut laisser penser que cette sortie de l’étatisme absolu dans notre pays est utopique et irréalisable. Cette liste est à relativiser.

D’abord, il est connu que lorsqu’un(e) ou plusieurs député(e)s écrivent une PPL, l’ensemble des membres du groupe, voire ceux et celles des groupes alliés, acceptent d’être signataires par « solidarité politique », même sans la lire ou en la lisant en diagonale.

Ensuite, cette PPL est pernicieuse car elle distille son venin habillée de grandes vertus (la territorialisation, la simplification…) dont nous avons fait la démonstration qu’elle dessert en réalité leur cause. De plus, elle a un caractère démagogique en cassant du médecin libéral pour ratisser des voix de gauche, et en laissant croire à plus d’autonomie des territoires pour ratisser des voix de droite.

On peut penser que de nombreux Parlementaires inscrits sur cette PPL ne la signeraient pas et ne la voteraient pas s’ils passaient le temps nécessaire à l’analyser. Sans compter que cette analyse nécessite de bien connaître notre système de santé et notre modèle social.

 

Les faits ne pénètrent pas le monde des croyances

Enfin, la critique de cette pensée politique dans notre protection sociale ne doit pas faire oublier que la science politique n’est pas binaire et en se réduit pas à un camp de gentils contre un camp de méchants.

La pensée de Hobbes dans sa théorie de l’État absolu comprend des points fondamentaux dans la constitution des États et le fonctionnement des pouvoirs au sein de l’État. Hobbes lui-même, mais surtout Montesquieu et d’autres philosophes en ont dressé les limites et les dangers.

Parmi les Etatistes de  tout poil, il faut aussi distinguer ceux qui ont lu les grands classiques, qui ont une vraie vision de l’Etat, on y adhère ou pas, de ceux qui se sont arrêtés à la lecture de Peyo et qui voient la France comme un village de Schtroumpfs. Notre système de santé se meurt des seconds !

Ces derniers sont aussi les plus véhéments dans leurs convictions et les plus aveuglés. Ils sont victimes des croyances limitantes qui leur enlèvent toute capacité de discernement et de dialogue constructif.

Après 25 ans d’anéantissement de notre système de santé, après avoir mis à terre l’hôpital par les mesures proposées ici pour la ville, on pourrait espérer un peu d’esprit critique, de la modération à minima.

Au contraire, ils gardent la ligne et ils accélèrent.

Toute tentative d’inflexion pour les convaincre que l’Etat ne peut pas tout et ne doit pas tout faire est aussi vaine que de tenter de convaincre une personne anti-science d’avoir confiance dans la science.

Proust a dit l’essentiel sur ce sujet dans La recherche du temps perdu :

« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas … »

 

Frédéric Bizard

Le 27 mai 2023

(1) Proposition de loi N° 1175 du Groupe Horizons, ici

(2) Article L 1434-10 du Code de santé publique, ici

(3) Programme de l’Institut Santé – ici

(4) L’autonomie solidaire en santé – ici

Quitter la version mobile